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David RUFFIER-MONET

Juil. 2012

Quand la sur-qualité fait perdre le sens du travail

Lors du 17ème congrès de l'Association Internationale de Psychologie du Travail de Langue Française, David Ruffier-Monet a présenté à l'oral une communication sur le thème de la sur-qualité et de son impact sur la santé des salariés.

QUAND LA SUR-QUALITE FAIT PERDRE LE SENS DU TRAVAIL

 

WHEN OVER QUALITY CONTRIBUTE TO LOOSE THE MEANING OF WORK

 

David RUFFIER-MONET

(Avec l'aimable autorisation de Damien Huyghe et Stéphane Denis - Idénéa)

 

 

Résumé

Lors d’une intervention visant à diagnostiquer les facteurs de risque de troubles musculo-squelettiques, a émergé des questionnements liés au sens du travail qui pouvait hypothétiquement être induit par la stratégie commerciale de l’entreprise. En effet, comme l’ont montré les travaux de recherche sur la prévention des risques professionnels, l’activité de travail peut être impactée par des choix faits à niveau a priori éloigné et sans liens directs avec la situation étudiée. Les analyses de l’activité et les entretiens menés ont mis en évidence que lors de la vente de contrats commerciaux, le nombre de critères qualité contrôlés pouvait certes faire gagner des marchés à l’entreprise, mais augmentait la charge de travail des opératrices de contrôle. Cette stratégie commerciale induisait également pour elles une perte de sens du travail bien fait. Cette étude de cas révèle que la sur-qualité peut impacter la santé des opérateurs.

 

Mots clés : prévention des risques professionnels, santé au travail, sens du travail, stratégie commerciale, sur-qualité.

 

 

Abstract : During a work-related-musculoskeletal-disorders diagnosis, arise questions about meaning of work. It may be impacted by the business strategy of the company. Indeed, it has been shown by previous researches about occupational risks that work activity can be impacted by choices made in high level and unconnected with the studied situation. Activity analysis and conducted interviews revealed that during business deals, number of quality criterion controlled enables to earn market but increases the workload of control workers. It also decreases the meaning of work. This case study shows that over quality can impact the worker health.

 

 

Key-words : work meaning, business strategy, over quality


1. Quels liens entre stratégies commerciales et apparition de TMS chez des contrôleuses qualité ?

Face à l’augmentation de l’utilisation d’appels d’offres dans les marchés à forte concurrence, les entreprises doivent se démarquer en avançant des arguments de plus en plus nombreux pour gagner des clients. Une des stratégies possibles consiste à miser sur la qualité du produit ou encore du procédé de fabrication. D’autres ciblent la réactivité, les délais de production ou encore la prestation de service.

Daniellou (2004) exposait en quoi certains choix stratégiques des entreprises pouvaient impacter l’activité de travail. Par exemple, comment la négociation de délais de production très courts conduit, au niveau des opérateurs de production, à une désorganisation totale du travail pour tenir les délais, à une accélération des gestes, à un recentrage sur « sa production » en délaissant le collectif… autant d’effets néfastes sur la santé des salariés.

 

De plus, Caroly, Coutarel, Escriva, Roquelaure et Schweitzer (2007) montrent que l’apparition des Troubles Musculo-Squelettiques (TMS) peut être due à :

-       un manque de démarche transversale dépassant les cloisonnements entre les services,

-       une absence d’analyse des gestes professionnels,

-       une absence de lieux de mise en débat des gestes professionnels.

 

Dans ces nouvelles contraintes de marchés, il est donc nécessaire d’interroger les effets possibles d’une stratégie commerciale sur la santé des opérateurs.

D’autant plus que les recherches récentes sur les TMS montrent que dans ces situations, les troubles physiques seraient liés aux troubles psycho-sociaux (Hatzfeld, 2011)

Clot (2010) souligne également que la perte du sens du travail pourrait être ce lien entre TMS et Risques Psycho-Sociaux (RPS).

 

A l’occasion d’une demande d’étude ergonomique sur un service de contrôle de pièces où les déclarations de TMS sont en pleine croissance, nos premières investigations d’analyse de la demande et d’analyse du travail, ont montré que, pour gagner des marchés, les agents commerciaux de cette entreprise vendaient au client une démarche de contrôle accru portant sur de nombreux critères.

Nous nous sommes interrogés sur les liens possibles entre la stratégie commerciale utilisée et les effets constatés sur la santé des opérateurs.

 

Ainsi dans le cas étudié, nous avons fait les hypothèses suivantes :

-       L’augmentation du nombre de critères à contrôler corrélée avec l’obligation de remplir une fiche de suivi des points évalués accroit la charge de travail des opératrices du service de contrôle de pièces,

-       L’augmentation des critères jamais en défaut contribue à une perte du sens du travail pour les contrôleuses,

-       L’augmentation de la charge de travail ainsi que la perte du sens du travail explique en partie l’augmentation des plaintes de TMS,

-       Une faible connaissance par le service commercial du travail des contrôleuses peut être à l’origine de l’augmentation des plaintes des opératrices.

 

 

2. Une démarche ergonomique d’analyse du travail dans un service de contrôle de tubes

L’entreprise à l’origine de la demande fabrique des tubes de métal de petites tailles qui serviront après vente et assemblage, pour le milieu médical, militaire… La taille des tubes peut varier de 5 mm à 20 cm de longueur et de diamètre très petit (de l’ordre du micromètre)

Ces tubes sont fabriqués et contrôlés dans cette entreprise. Le process de fabrication part donc de la commande de bobines de fil et se termine à la livraison de tubes contrôlés et emballés.

Les situations de travail analysées se situent en aval de la fabrication et en amont de l’emballage. Les tubes sont contrôlés par 8 opératrices (exclusivement des femmes) de 5 à 25 ans d’ancienneté (moyenne : 11,5 ans), âgées en moyenne de 41 ans (de 32 à 59 ans). 5 contrôleuses ont déclaré leur TMS en maladie professionnelle. Toutes ressentent des douleurs aux membres supérieurs.

Afin de diagnostiquer les déterminants à l’origine des TMS dans cette situation (Buchmann et al., 2010), nous avons analysé l’activité (Guérin, Laville, Daniellou, Durrafourg et Kerguelen, 1997) pendant  5 jours d’observations et entretiens au service de contrôle de pièces. Les périodes d’observations se sont réalisées pendant les mêmes horaires de travail des contrôleuses (8h30-12h30 / 13h30-17h00). La plupart des entretiens se sont fait de façon individuel et in situ, pendant la production, en gênant le moins possible l’activité de travail. Cette méthode a été présenté au début de notre intervention et validée par les opérateurs et leurs hiérarchiques. Un groupe de travail avec essentiellement les contrôleuses nous a permis d’enrichir notre diagnostic et de le valider. Nous avons pu, au cours de ce groupe de travail, discuter collectivement des différents impacts ressentis et partagés ou non de l’évolution de l’activité de contrôle. Nous avons ensuite, après validation du diagnostic, mis en débat les analyses du travail en réunissant plusieurs services de l’entreprise.

 

 

3. Les principaux résultats :

L’analyse de l’activité a permis d’étudier finement le travail des contrôleuses.

Entre l’arrivée de la commande et le stockage des pièces conformes, la contrôleuse effectue 9 opérations, dont la tâche de contrôle de pièces, qui prend environ 60% de son temps de travail.

Après avoir pris le lot de pièces à contrôler, l’opératrice consulte le plan de contrôle répertoriant les critères de contrôle et les outils à utiliser. Elle lance ensuite la procédure informatique de suivi client. Elle comptabilise et met de côté le nombre de pièces à contrôler par typologie de tube. Cette proportion varie en fonction de la famille du tube.

Elle effectue alors le contrôle selon les critères spécifiés (aspect, longueur, diamètre, rayon… ) sur chaque tube composant l’échantillon. Lors de contrôle dit « unitaire », tous les tubes du lot, c'est-à-dire 100 % des pièces, doivent être passées au crible. Si elle ne constate aucun défaut, le lot est conforme, validé et envoyé au service emballage. Si le lot contient des tubes en défaut, ces pièces sont envoyées au service qualité qui prend ou non la décision d’expédier le lot au client.

Les opératrices sont amenées à contrôler une multitude de pièces différentes. Certaines pièces sont redondantes, d’autres ne sont contrôlées qu’une fois par an. Les opératrices ont donc l’habitude de contrôler régulièrement les mêmes pièces et d’en connaitre les défauts récurrents. Elles savent aussi si tel défaut est accepté ou non par le client. Il arrive donc aux contrôleuses de contrôler des pièces en sachant que la non-conformité sera acceptée par le client. Les contrôleuses ont le sentiment de réaliser des contrôles inutiles. Pourtant, elles sont dans l’obligation de tester ces critères. Les contrôleuses n’ont pas la décision finale de validation du lot en cas de non-conformité partielle.

Ces analyses du travail et les entretiens ont montré que :

-       Contrôler un tube demande aux opératrices de maintenir une position statique prolongée, de mobiliser des gestes fins et précis issus de savoir-faire très complexes, de répéter ces gestes plusieurs fois par pièce (notamment lors des contrôles unitaires où toutes les pièces d’un lot sont contrôlées) avec une concentration maximale (charge cognitive élevée). Ces observations confirment l’existence de facteurs de risque d’apparition de TMS (Franchi, 1997) dans l’activité des contrôleuses. Pour exemple, le passage de 2 points de contrôle pour un tube « simple » et très fréquemment contrôlé (minimum 1000 par jour) à 4 actuellement augmente l’exposition aux facteurs de risques de TMS.

-       Prenons l’exemple du tube XX, décrit comme étant « simple » à contrôler. Les opératrices devaient contrôler 2 critères. Depuis le renouvellement récent du contrat client de ce tube, le nombre de critères à contrôler est passé de 2 à 4. Or, les 2 nouveaux critères ne sont jamais contrôlés en défaut. Les opératrices ne comprennent plus le sens des deux critères à contrôler, et se remettent en cause dans la qualité de leur travail. Elles ne savent plus si c’est le critère où la façon de contrôler qui est à revoir. Les entretiens ont montré que les opératrices perçoivent leur travail comme une recherche active de défauts. Lorsqu’un critère à contrôler n’est jamais en défaut, elles ont l’impression de perdre leur temps, de remplir une grille de conformité au lieu de mobiliser leur savoir-faire dans le diagnostic de défauts. Le cœur du travail s’est déplacé du diagnostic au remplissage de la fiche client. « La conscience professionnelle se retrouve alors mise à rude épreuve » (Clot, 2010). Ces situations de perte du sens du travail sont facteurs de risques pour la santé des salariés.

-       Ainsi, l’augmentation de points de contrôle accroit les expositions aux facteurs de risques de TMS et contribue à une perte de sens du travail des contrôleuses. Les entretiens montrent que la combinaison de ces deux facteurs explique l’augmentation des plaintes.

-       Lors de la présentation du diagnostic à plusieurs services de l’entreprise (production, commercial, qualité, service de santé, ressources humaines), nous avons constaté que les acteurs des services production, commercial et qualité avaient une vision déformée et théorique du travail des contrôleuses.

-       Ainsi, les impacts de l’augmentation de la vente de critères qualité pour répondre aux appels d’offres n’étaient pas connus de ces acteurs.

 

 

4. Mettre en débat le travail pour le transformer

Cette étude de cas illustre les liens entre le sens de travail et la construction de la santé des opératrices. Elle met l’accent sur l’importance du décloisonnement entre les différents services et les « bienfaits » de la mise en débat du travail au sein d’une entreprise (Caroly et al., 2007).

En effet, suite à nos analyses et à la présentation / discussion du diagnostic en réunion inter-service, nous avons pu mettre en œuvre des solutions d’améliorations sur les questions de contrôle de pièces :

-       Une ancienne opératrice de contrôle de pièces, aujourd’hui responsable du service, a pu travailler en collaboration avec les agents commerciaux sur des projets de renouvellement de contrats. Elle porte le point de vue du travail des contrôleuses, anticipant les impacts de la vente de tel ou tel critère sur la santé des opératrices.

-       Une priorisation du contrôle de critères redonnant du sens au travail. En effet, les opératrices ont classé les défauts par fréquence d’apparition et d’importance par client donnant ainsi la visibilité sur la pertinence du critère. Cette catégorisation permet, en cas d’incertitude, de se situer entre pertinence du critère et changement de la technique du contrôle. Cela replace le cœur du travail sur l’activité de diagnostic de défauts.

-       La suppression des contrôles unitaires a permis de procéder à une organisation du contrôle dynamique et évolutive, en fonction du stade de production des pièces. Par exemple, lorsqu’un cycle de production d’une pièce commence, les contrôles sont plus accrus, alors qu’ils sont beaucoup moins présents lorsque la production à atteint son niveau nominal. Aussi, lorsqu’un incident arrive en production, les contrôles sont de nouveau accrus.

-       Les arguments de vente des agents commerciaux sont également priorisés de façon à intégrer à la vente une préoccupation sur les conditions de travail des contrôleuses.

De plus, la mise en débat du travail réel au sein de l’entreprise à permis de travailler sur d’autres pistes d’amélioration :

-       Choix d’implantation du service modifié en fonction du process réel et des liens entre les opératrices du service et les postes en amont et en aval,

-       Modification d’outils pour améliorer l’efficacité du contrôle,

-       Adaptation de l’ambiance lumineuse en fonction du type de contrôle à effectuer,

-       Création d’un tableau de production permettant une anticipation plus importante du travail à venir. Cet outil permet de voir quel type de pièce est en production et sera à contrôler le lendemain ou dans les jours à venir.

Ce cas montre qu’une analyse transversale du travail peut être un moyen de mettre en lumière les effets sur la santé des opératrices d’une stratégie commerciale pour répondre aux nouvelles exigences du marché. L’intervenant doit donc penser à interroger les liens amont-aval entre les services même si ceux-ci semblent éloignés les uns des autres car l’activité de travail est intégratrice (Daniellou, 2004)

C’est bien dans le fonctionnement global d’une entreprise que se joue à tous les niveaux le sens du travail, facteur bénéfique au maintien de la santé au travail (Clot, 2010). Cette étude de cas est un exemple où la sur-qualité impacte directement la santé des opératrices de contrôle. La sur-qualité est un facteur d’apparition de TMS quand les opératrices de contrôle ne comprennent pas le sens du critère à contrôler.

Si Clot (2010) montre que la qualité empêchée est un facteur de RPS, ce cas illustre que la sur-qualité est également un facteur de risque à prendre en compte. Qu’elle soit empêchée, sous ou sur dimensionnée, la Qualité doit être interrogée au regard des problématiques de santé au travail.

 

 

5. Références bibliographiques

Buchmann, W. & Landry, A. (2010). Intervenir sur les TMS. Un modèle des Troubles Musculo-squelettiques comme objet intermédiaire entre ergonomes et acteurs de l’entreprise. Activités 7(2), 84-103, http://www.activites.org/v7n2/v7n2.pdf.

Caroly, S., Coutarel, F., Escriva, E., Roquelaure, Y., Schweitzer, J.M. (2007). La prévention durable des TMS. Quels freins? Quels leviers d’action? Rapport DGT de la recherche-action 2004-2007.

http://www.anact.fr/portal/page/portal/AnactWeb/NOTINPW_PAGES_TRANSVERSES/2_veille_sociale/NOTINMENU_NEWS_DETAIL?p_thingIdToShow=1007361

Clot, Y. (2010) Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Editions La Découverte, Paris, 2010.

Daniellou, F., (2004) L’ergonome et la stratégie d’entreprise. Actes des Journées de Bordeaux sur la pratique de l'ergonomie 2004. L’ergonome et la stratégie d’entreprise. Bordeaux : Laboratoire d'Ergonomie des Systèmes Complexes, Université Victor Segalen Bordeaux 2, pp. 11-22.

Franchi, P. (1997). Les maladies professionnelles : l’exemple des troubles musculosquelettiques (TMS). Lyon: Editions de l’ANACT, Collection Agir sur…

Guérin, F., Laville, A., Daniellou, F., Durrafourg, J., Kerguelen, A. (1997). Comprendre le travail pour le transformer. 3ème édition. Réseau ANACT éditions, Lyon.

 

Hatzfeld, N. (2011). Usure physique, usure psychique : entre convergence et concurrences, quelques repères historiques. Actes du 3ème congrès francophone sur les TMS, 26-27 mai 2011, Grenoble, France. Editions de l’ANACT, Lyon.

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